L’hôpital en plein air
L’Hôpital National Universitaire d’Oslo (Norvège) est l’hôte depuis mi-2018 d’une cabine « pilote », presque une cabane, où il est possible de se ressourcer en s’éloignant un peu de l’ambiance anxiogène des grands bâtiments voisins.
Un projet innovant développé par la Fondation Friluftssykehuset, l’Hôpital National de Norvège et le cabinet d’architecture Snøhetta.
Une autre cabine est d’ores et déjà en fonctionnement dans le sud du pays, et deux autres devraient prochainement être installées. À terme, le projet vise une trentaine de cabines disséminées à travers tout le pays.
C’est l’été, il fait beau, et je retrouve Håvard Hernes, mon correspondant, à l’Hôpital Universitaire d’Oslo, lieu du sujet. Malheureusement, on peut se retrouver hospitalisé même en été et même lorsqu’il fait beau. C’est avec un regard de résident temporaire qu’il m’accueille dans le hall et me fait visiter...
Il y a quelques années, c’est en père qu’il fréquentait assidûment les hôpitaux. Une de ses filles, soignée d’un cancer depuis ses six ans (aujourd’hui en rémission), a vécu une bonne partie de son enfance dans les hôpitaux. La famille aussi. Leur environnement se confine alors à une chambre, quelques couloirs, une cafétéria, un parking... un milieu anxiogène, impersonnel, technique et baigné d’incertitude, malgré toute la bienveillance du personnel hospitalier. C’est à partir de ce moment-là que l’idée d’une bulle hors de l’univers hospitalier, hors du temps lui-même peut-être, germe, réponse au besoin de s’échapper, de souffler et retrouver un peu de légèreté : une petite maison, proche de la cabane, plus précisément une cabine, un type d’habitat très répandu dans les pays nordiques, associé à la vie dans la nature. Presque chaque famille scandinave en possède une, que ce soit pour les villégiatures en bord de mer, à la montagne, en forêt ou auprès d’un étang.
Quelques années ont passé, l’idée s’est enracinée, et Håvard a présenté son projet à quelques hôpitaux sélectionnés sur leur environnement boisé. Après quatre ans de développement, la création d’une fondation (Friluftssykehuset) et de nombreuses réunions, le projet, porté par Håvard et les équipes du Département de la santé mentale des enfants et des adolescents en milieu hospitalier (S-BUP), notamment le Dr Maren Østvold Lindheim, pédopsychiatre, s’est retrouvé entre les doigts de fée du cabinet d’architecture Snøhetta (que vous connaissez peut-être sans le savoir pour avoir conçu l’Opéra d’Oslo, Lascaux IV ou le Pavillion National d’Observation du Renne sauvage).
Dans le cahier des charges, cet espace se devait d’être chaleureux, avec des matériaux nobles et des formes douces (courbes ou diagonales).
« Aucune habitation ne ressemble à une chambre d’hôpital » me dit Håvard, qui accorde une importance primordiale à la nécessaire dignité de pouvoir se retrouver soi-même ou avec d’autres personnes, accueillir, rencontrer, en dehors du contexte hospitalier lié au soin et à la défaillance du corps.
Deux premières cabines, sur le même modèle, ont trouvé place ici, à Oslo, et quelques mois après à l’hôpital Sørlandet d’Arendal (sur la commune de Kristiansand, près de la côte sud-est) et été inaugurées en 2018. Offrant une surface de 35m2, deux pièces tout habillées de chêne et de courbes, et de grandes ouvertures sur l’extérieur pour multiplier les possibilités d’évasion. Une fenêtre dans le plafond invite à s’allonger pour voir le ciel et les nuages défiler.
On y vient pour se retrouver seul, méditer, écouter les oiseaux, regarder le ciel, ouvrir la porte et se retrouver au plein air, ou en famille, entre amis, avec son petit copain ou copine. Un parent malade peut y être juste un parent ; un enfant malade, juste un enfant...
Réservé à certaines heures aux services de pédopsychiatrie, où l’atmosphère sécurisante et confidentielle offre un espace privilégié de pacification, Håvard souligne la vocation de ce lieu d’accueil d’être ouvert à tous, sans que la maladie ou l’âge soit une condition d’accès (ou de rejet), afin de permettre à chacun de retrouver ses bases : être humain.
Devant la cabine, une petite clairière à la lisière du bois accueille les pique-niques, barbecues et bains de soleil, à quelques pas, les premiers arbres, des nichoirs, une petite rivière en contre-bas...
Quand nous nous sentons tristes ou en colère, marcher dans la forêt s’avère une réponse évidente, naturelle, simple. Ou lorsqu’on a juste besoin de prendre l’air. Je pense que les gens doivent se concentrer sur les bases, ne pas les oublier, ce sont nos racines. »
En effet, en plus d’être les « centres d’épuration » de l’air que nous polluons auxquels nous avons tendance à les réduire actuellement, les forêts nous offrent, pour peu qu’on apprenne à les fréquenter de nouveau, un profond bien-être.
Mais alors, au risque d’énoncer des évidences, d’où nous vient cette sensation ? N’est-ce pas là l’occasion d’interroger notre lien à la nature, ses origines, ses... racines, et ses manifestations dans notre quotidien.
On sait que la couleur verte a des vertus apaisantes, rafraîchissantes, mais qui de la poule ou de l’œuf ? La sensation de bien-être vient-elle de la représentation qui s’est immiscée profondément dans nos circuits, ou la représentation est-elle conséquence d’un ressenti généralisé entre les individus et les générations ? Symbolisme ou métabolisme [1] ?
Notre vision des couleurs s’opère grâce à la sensibilité des cônes, des cellules qui tapissent notre rétine, aux longueurs d’ondes composant la lumière. De trois types différents, couvrant le spectre que, de fait, nous nommons visible, les radiations vertes de lumière viennent stimuler fortement deux types de cônes. La vision humaine s’avère, avec cette « configuration », beaucoup plus sensible et nuancée dans les tons verts [2].
En est-il de même avec nos autres sens ? Est-il juste plus agréable de sentir l’odeur de la pluie sur la terre chaude ou celle d’un sous-bois plutôt que les relents de métro ou de gaz d’échappements ? D’entendre le bruissement des feuilles et les chants d’oiseaux dans les hauteurs d’un monde à la fois inconnu et intime, ceux d’un ruisseau qui court un peu plus loin plutôt que les pétarades de la circulation ou de chantiers, ou encore les échos d’une promiscuité subie ? Ou ces sensations sont-elles l’expression plus profonde de nos besoins physiologiques ? La sensation serait-elle alors tout simplement un « baromètre » de notre corps pour déterminer ce qui est bon pour lui et ce qui l’est moins ?
Par ailleurs, d’un point de vue symbolique, ne pourrait-il pas sembler logique que l’absence d’horizon due à la végétation invite au recentrement, comme un fœtus protégé dans ce cocon du vivant, sorte de « regressus ad uterum[en] », alors qu’une absence d’horizon urbaine confinerait au contraire à l’isolement du fractionnement ? Ou que le rapport central unissant la forêt à l’eau, à laquelle nous sommes nous aussi intimement liés, constitue une « fraternité de l’eau » synonyme de régénération. Difficile aussi d’ignorer le poids grandissant du vert comme symbolisme idéologique contestataire à la logique de marché qui, elle, se montrerait de plus en plus meurtrière. Le vert, couleur du domaine végétal nous ramène directement à son propre symbolisme : un réseau du vivant auquel nous ferions peut-être bien de nous rattacher.
Car même si nous tendons à l’oublier, et sans faire pour autant le procès de l’urbanité [3], nous savons que la nature nous fait du bien, depuis des milliers d’années. S’agirait-il d’une mémoire du corps ? Au-delà des cosmogonies et symboles qui subsistent dans nos esprits, quels rapports cette histoire entretient-elle avec le cerveau, dont nous savons qu’il s’est développé « par strates », comme trois cerveaux distincts, apparus successivement au cours de l’évolution [4] ?
En marchant en forêt, en Bretagne, il m’est arrivé un jour de croiser le regard d’un loup. Oui, un loup. À la réaction instantanée de vigilance extrême a bien sûr succédé un rire intérieur d’autodérision (et en réponse à cette excellente blague), le loup en question étant une sculpture de résine assez peu mobile, aussi réussie soit-elle. Malgré cela, une partie de moi ne pouvait s’empêcher, c’était viscéral, de surveiller ce loup-tas-de-résine du coin de l’œil, quoi que mon raisonnement en dise... N’ayant eu aucun rapport spécifique avec les loups, n’en ayant pas non plus une peur émotionnelle basée sur des représentations culturelles, et pensant plutôt qu’il s’agit là d’une famille fort respectable, l’expérience m’a largement interrogée sur l’épaisseur d’histoire évolutive que notre tête contient...
De ce lointain passé, ce cerveau dit reptilien, impliqué dans l’attention, la régulation des réactions de peur et de plaisir, aurait gardé du vert, le fond nuancé sur lequel se dégageaient nettement les prédateurs et les proies, se faisant tantôt protecteur, tantôt pourvoyeur, la mémoire de cette association entre forêt et calme psychique profond ?
Non seulement le monde végétal nous protège, mais en plus, pour qui a acquis ce savoir, il nous soigne. Un lien tellement marqué qu’il aurait influencé l’étymologie des langues celtiques en apparentant directement le nom de la science, du savoir et celui du bois ou de l’arbre [5]. Plus de 28 000 espèces de plantes à usage médicinal sont aujourd’hui répertoriées [6].
Et il n’est pas forcément nécessaire de les consommer : le seul contact avec les plantes nous fait du bien. C’est ce que tendent à montrer les études sur les « bains de forêt » et ce que l’on appelle la sylvothérapie, adaptation francophone du concept japonais du « shinrin-yoku » [7], que le Pr Qing Li, biologiste japonais, professeur associé à la Nippon Medical School, à Tokyo, et fondateur en 2007 de la Japanesse Society of Forest Medicine, a largement contribué à développer au niveau scientifique. Les publications autour de ce sujet sont nombreuses dans la littérature scientifique, significatives d’un domaine en plein essor [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15].
Peut-être que nos représentations profondes contiennent déjà tout cela, qui s’exprime dans le rapport si particulier que nous entretenons aux cabanes (voire de l’habitat en général ?). Ces abris, ces cocons où le matériau naturel vient renforcer le rôle de l’environnement. Un retour au giron, à l’enfance et aux possibles dont les branches sont encore innombrables. Il suffit de se retrouver devant l’œuvre de Marianne Heske, une cabane en bois et sa stricte copie en résine [16], pour comprendre l’importance des matériaux. Le corps ne s’y trompe pas [17], et l’appel du bois est indiscutable. Là encore, viscéral.
Le bois, matériau associé aux notions de durabilité, de protection et de longévité. Peut-être, aussi, en miroir à notre propre impermanence, notre mortalité. Le bois, les arbres, porteurs d’une sagesse à nous inaccessible, image qui tient sans doute à un rapport au temps tout différent et qui nous encourage à ralentir. Nous aideraient-ils à accepter plus facilement notre condition ?
Tout cela pour dire que Håvard a bien fait de suivre son intuition. De plus en plus d’arguments scientifiques viennent confirmer et étayer l’étroitesse de nos rapports à notre environnement, pour ceux que le simple bon sens peut rendre sceptiques. Ces cabanes, le lien retrouvé avec la forêt, la nature nous sont largement bénéfiques.
Nous le savons au fond de nous, pourquoi continuons-nous à nous voiler la face ? à quels profits ?
Deux nouvelles cabines feront bientôt leur apparition, à Trondheim et Kalnes, et la fondation Friluftssykehuset a pour projet de développer ce concept dans une trentaine d’hôpitaux norvégiens. Et même si ce n’est pas ici le propos, l’Hôpital public en France a bien d’autres priorités [18] [19], il n’est qu’à souhaiter là encore que l’idée puisse essaimer.
Avant de nous quitter pour cette fois, l’envie de terminer par cette pensée qu’Håvard me confiait :
Nous pouvons faire de petites choses qui ont beaucoup de sens. »
Je ne sais pas vous, moi j’en suis convaincue.
Allez, malade ou pas, zou ! Dehors maintenant !! [20]
(bon, oui, si vous n’avez pas la chance de vivre sous le ciel ensoleillé de Bretagne, bien sûr, vous pouvez attendre que ça s’arrête, mais pas trop longtemps non plus.)
[1] enfin, plutôt physiologie (l’esthétique a ses raisons que...)
[2] L’œil, la perception des images et l’image numérique ; https://openclassrooms.com/fr/courses/5060661-initiez-vous-aux-traitements-de-base-des-images-numeriques/5060668-explorez-l-oeil-la-perception-des-images-et-l-image-numerique
[3] au sens de l’organisation de la vie en société, du vivre ensemble
[4] Le cerveau à tous les niveaux ! N’hésitez pas, c’est un site de vulgarisation vraiment exceptionnel !
[5] Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1982 ; en gallois : gwydd (gwybod pour savoir, gwig pour arbre) ; en breton : gwez (arbre) et gouez (radical de gouzout savoir) ; je n’ai pas réussi à retrouver en gaélique irlandais, n’hésitez pas à apporter vos contributions !!
[6] State of the World’s Plants 2017 ; https://stateoftheworldsplants.org/
[7] Les bains de forêt, la solution santé miracle des japonais sur Japanization ; http://japanization.org/les-bains-de-foret-la-solution-sante-miracle-des-japonais/
[8] Li, Q., Morimoto, K., Kobayashi, M., Inagaki, H., Katsumata, M., Hirata, Y., … Krensky, A. M. (2008). Visiting a Forest, but Not a City, Increases Human Natural Killer Activity and Expression of Anti-Cancer Proteins. International Journal of Immunopathology and Pharmacology, 117–127. doi :10.1177/039463200802100113 PDF
[9] Maas J, Verheij RA, de Vries S, et al, Morbidity is related to a green living environment, Journal of Epidemiology & Community Health, 2009 ;63:967-973. http://dx.doi.org/10.1136/jech.2008.079038
[10] Li, Q. Effect of forest bathing trips on human immune function. Environ Health Prev Med 15, 9–17 (2010). doi :10.1007/s12199-008-0068-3 PDF
[11] Catharine Ward Thompson, Jenny Roe, Peter Aspinall, Richard Mitchell, Angela Clow, David Miller, More green space is linked to less stress in deprived communities : Evidence from salivary cortisol patterns, Landscape and Urban Planning, Volume 105, Issue 3, 2012, Pages 221-229, ISSN 0169-2046. https://doi.org/10.1016/j.landurbplan.2011.12.015
[12] Catharine Ward Thompson, Peter Aspinall, Jenny Roe, Access to Green Space in Disadvantaged Urban Communities : Evidence of Salutogenic Effects Based on Biomarker and Self-report Measures of Wellbeing, Procedia - Social and Behavioral Sciences, Volume 153, 2014, Pages 10-22, ISSN 1877-0428. https://doi.org/10.1016/j.sbspro.2014.10.036
[13] Aline Chiabai, Sonia Quiroga, Pablo Martinez-Juarez, Sahran Higgins, Tim Taylor, The nexus between climate change, ecosystem services and human health : Towards a conceptual framework, Science of The Total Environment, Volume 635, 2018, Pages 1191-1204, ISSN 0048-9697. https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2018.03.323
[14] Oh, K.H. ; Shin, W.S. ; Khil, T.G. ; Kim, D.J., Six-Step Model of Nature-Based Therapy Process. Int. J. Environ. Res. Public Health 2020, 17, 685. doi:10.3390/ijerph17030685 (plus descriptif de phénomènes constatés que réelle étude, mais sans doute point de départ d’études à venir)
[15] Enfin, un résumé des travaux du Pr Qing Li en français : Li, Qing. Effets des forêts et des bains de forêt (shinrin-yoku) sur la santé humaine : une revue de la littérature, Revue Forestière Française, 2018, 70, 2-3-4, p. 273-285. https://doi.org/10.4267/2042/70001 PDF
[16] visible en vrai à ARoS, Aarhus, DK, jusqu’au 1er novembre 2020 ; et aussi en ligne (archive d’une expo de 2014-2015)
[17] puisqu’il ne s’agit pas d ’un loup, question de priorités peut-être XD
[18] à commencer par considérer les personnes qui y travaillent en leur donnant les moyens d’accomplir leur mission (non ?)
[19] quoique... dans la mesure où il s’agit de financements privés, les problématiques budgétaires sont-elles peut-être différentes ?
[20] Édité post-conf... : raison de plus !!!
P.-S.
Crédits additionnels : un emprunt à Bill Watterson... =)